mardi 30 septembre 2014

Nighthawks




Je m’étais mis au vert. Quand je dis au vert, je devrais plutôt dire au gris anthracite, tant le plafond du ciel m’assommait avec son flot ininterrompu de cuirassés noirs qui volaient en rase-motte sur Manhattan en déversant un déluge glacé et interminable depuis dix jours.
J’avais trouvé une planque à Times Squares dans un bloc pas loin de la 8e avenue.
Faire l’intermittent de la cambriole n’était plus de mon âge et j’avais juré à Bowman que ce serait mon dernier coup.

J’avais rencontré Bowman dans une soirée privée à la gloire de la forniphilie. Je participais à une vente aux esclaves, assis à coté d’une petite brune, nue à quatre pattes, toute dédiée à l’intégrité du verre pur malt que j’avais posé sur ses reins et qu’exigeait sa récente condition de table basse.
Il était là, appuyé contre le mur. Il m’a tendu un autre drink en me félicitant pour le kilt noir que je portais pour l’occasion.
Il avait envie de causer, moi aussi, alors c’est ce que l’on a fait pendant que nos verres s'accumulaient sur le dos de la fille qui commençait à trembler.
Bowman a une descente de coupe du monde et il y a bien plus de chance de se faire péter la gueule en l’accompagnant dans le dépucelage d’une caisse de Glen Grant qu’en traversant un champ de mines, raquettes aux pieds. Cette nuit-là, ça a été un vrai feu d'artifice et comme les cuites sont des pactes tacites qui scellent les amitiés dans un alliage inoxydable, cette muffée eut valeur de traité international.

Pour un dernier coup, on avait fait fort, aucun vigile, aucune violence, aucune balle tirée, aucune résistance de la chambre forte et aucun billet dans le coffre !
Ils avaient tout retiré deux jours avant, le temps de changer le système de fermeture qui commençait à montrer des signes de vieillerie.
Ce jour là, Bowman et moi, on est reparti ventre à terre, comme des oiseaux maudits et fauchés. En sortant de la banque, on s’est quitté comme d’habitude, lui en détalant comme un dératé par la droite et moi en l’imitant par la gauche.
La règle était simple, après chaque coup on faisait les morts pendants 30 jours, pas de téléphone, aucune sortie de jour, aucun contact avec la famille.

3 semaines ! que je faisais le rat en passant mes journées à dormir ou à lire, indifféremment dans un lit ou dans un bain.
Le soir venu, je passais en revue les blocs de Midtown à la recherche d’endroits pour me ravitailler discrètement ou noyer mes insomnies.
Cet isolement commençait à me peser, j’avais envie de reprendre mes habitudes, taper le carton dans un club de poker, badiner avec une poupée à cadrer (le regard alternativement posé sur sa bouche et son décolleté), siroter un pur malt dans une boite de Jazz en écoutant Flameco Sketches ou je ne sais quel autre standard de Miles, Coltrane ou du Bird.
Alors j'ai fini par rentrer dans ce tripot de la 9e.

Cela faisait deux heures que je ferraillais dans une partie de texas hold'em sans Miss Félicité qui m'avait abandonné comme on lâche une vieille pierre dans un puits sans fond.
Louise était au bar avec ses longs cheveux rouges, perchée sur des talons tour Eiffel, elle avait un décolleté à perte de vue et sa robe en latex lui emballait la cambrure comme si c'était le paradis.
Cette crâneuse semblait noyer son ennui dans un truc qui ressemblait à une Pina Colada et dont elle mâchouillait l'extrémité de la paille.
Elle m'observait avec ses grands yeux en amandes et un sourire en coin qui m'empêchaient d'être à mon affaire, dans cette funeste partie.
Comme un con, pour faire le malin, j'ai envoyé un All In avec une paire de 9, je devais vraiment avoir la tête ailleurs.
Elle s'est marrée en voyant l'autre plaquer son brelan sur la table et ramassait son butin et mes dernières économies avec l'air d'un immortel.
J'ai attrapé sur la table la bouteille de scotch qui attendait d'être siphonnée et me suis approché de cette garce de Louise pour lui glisser à l'oreille "qu'elle méritait d'expier en travers de mes cuisses pour glousser ainsi devant mon infortune".

Elle m'a suivi.
So What !
* *
J'adore Hopper et la vision nostalgique de ses scènes new-yorkaises baignées dans une lumière magique. La ville et ses blocs souvent dépouillés parcourus par des âmes solitaires. Chroniques d'un quotidien ordinaire qui ne l'est pas vraiment...
Nighthawks (1942) est une de ses toiles les plus connues. Quel mystère dans cette scène !



J'aurais pu mettre SoWhat, mais Flamenco Sketches est une sucrerie dont je ne me lasse pas, une juste respiration qui berce l'âme. La trompette de Miles, le saxo de Coltrane et c'est comme si de tout ce monde qui nous entoure, on ne percevait plus que l'essentiel...



14 commentaires:

  1. Peut-être avez vu l'exposition Hopper au Grand Palais il y a deux ans à Paris. On y voyait entre autre le tableau qui illustre votre billet.

    Pour ma part, je me demande ce que regarde le serveur ? Pas l'un des clients assurément mais plutôt dans la rue à travers la vitrine. J'imagine qu'une jeune femme est en train de traverser la rue pour entrer dans le café mais nous ne la voyons pas car elle n'est pas encore arrivée dans le cadre.

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    1. Oui, je n'ai pas raté l'expo du grand palais, peut-être que nous nous y sommes croisés, qui sait ;)
      J'ai toujours trouvé que le barman (ou le serveur) avait un p'tit coté "gars de la marine" (avec sa tenue blanche) en ce qui me concerne.
      Qu'observait-il? Peut-être Louise qui était en train d'arriver dans le rade... ;)

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  2. Il écrit très bien ce morceau.

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  3. Hooper the first a Chicago près du lac et puis une petite deuxième y a deux ans... J'ai mis du temps a comprendre mais je sais maintenant d’où vient son pouvoir de fascination. Toujours le décors est puissant. Les hommes et les femmes ne sont jamais des premiers plans mais pas non plus des miniatures muettes comme de simples indications d’échelle. Tout le pouvoir de ses tableaux tient dans la subtile histoire humaine qu'il nous fait partager. La plus belle preuve, celle que vous nous racontez avec tant de détail et d'atmosphère ! (atmosphère atmosphère... ;) On devrai monter un jeu Hooper :D

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  4. Il y a en ce moment un film à voir absolument par tous les amoureux du peintre :Shirley, un voyage dans la peinture d'Edward Hooper.

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    1. Ah oui, je viens de regarder la BA. j'y ai retrouvé certaines des oeuvres exposées au Grand Palais.
      Avez-vous vu ce film? il vaut le coup? la BA est assez "surprenante".

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  5. Bel exercice de style, amigo !... Tu devrais vivre en 1950 et t'appeler Raymond Chandler, tu pourrais faire une carrière !...

    Comme l'observe avec la finesse qu'on lui connaît ma fillotte Ellie, l'ambiance si particulière des toiles de Hooper vient en grande partie du décor, (il peint même parfois des décors SANS personnages) et j'ajouterai : de la lumière.Tant les néons glauques de Chicago la nuit, que les baies laissant entrer un soleil aveuglant créant des ombres dures dans des pièces nues ou presque, la lumière est capitale. Hooper, c'est avant tout des ambiances, et des histoires qu'ils nous crée s'il y a des humains dans son cadre. Et bien qu'il ait peint aussi des petites voiles blanches sur la mer bleue, l'ensemble de son œuvre -vous me pardonnerez l'expression- ça sue pas vraiment la joie !...

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    1. Oui, il y a un coté épuré et minimaliste dans ses scènes inondées par la lumière. C'est la réflexion que je me faisais en regardant la BA du film pointé par Desdémone. Ce quotidien d'une réalité ordinaire est tellement réduit à l'essentiel que cela donne une impression d'irréel et d'extraordinaire... ;)

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    2. J'ai vu le film hier. Je ne suis pas emballée. La performance technique de reconstitution des oeuvres est bluffante et crée une lanterne magique indéniable, mais passé ce premier émerveillement, je ne me suis pas intéressée à l'histoire de Shirley. Ses réflexions confuses en voix off ont vite fait de me lasser et à vrai dire je me suis beaucoup ennuyée.

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    3. La BA était un peu statique, votre commentaire rejoint mon impression. merci du conseil ;)

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